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44. Hivernage des troupeaux


Par Jean Pierre Rozier, ethnologue de la ruralité

44. Hivernage des troupeaux
  Un soir, au début d’octobre, mon père estimait que la saison était trop avancée pour continuer à faire coucher nos vaches à la belle étoile. Après la traite, elles resteraient donc à l’abri jusqu’au matin, occupées à ruminer et à digérer le ferment d’un regain étirant les parois des panses aux limites de la rupture. Premier jalon sur la route de l’hiver…

Vers la Toussaint, des flocons lambinaient sur le sol. Par temps de bise, des gelées blanches paresseuses se plaisaient à faire la grasse matinée à l’abri des mottes et talus. Au dix novembre, l’affaire était conclue : jusqu’en mai, à la crèche les vaches seraient enchaînées. De toute façon, il ne restait plus une seule herbe vaillante sur les prés !

On rapatriait au chaud la jeunesse, les bourrettes, qui pour leur part n’avaient pas senti l’ombre d’un plafond sur leurs échines depuis le printemps. Dociles, elles acceptaient la privation de leur liberté, conscientes en leur instinct de la fatalité : la saison clémente avait passé la main. On se plaisait à commenter combien elles avaient profité durant l’été. Un poildru recouvrait des chairs affermies de sportives de grand air. Et ce long crin sur les queues,
mon père le couperait avant qu’il ne soit souillé !

ux six mois du dehors succédait donc un équivalent au dedans, à subsister sur les provisionsengrangées. Gare au paysan dispendieux, trop généreux dans ses rations, contraint de vendre de bonnes bêtes avant le retour à l’herbage ! Mon père n’avait de cesse de le proclamer : début février, les mottes de fourrage ne devaient être mangées qu’à moitié. Jamais printemps tardif ne l’a pris de court !

Pénétrons dans l’étable par l’ouverture du pignon… Côté gauche, l’alignement des vaches, têtes face aux crèches accolées aux murs, puis l’escalier grimpant à la grange, enfin, au bout, le parc pour les nourrissons. Du côté droit, la jeunesse, en partant des génisses jusqu’aux veaux, tout au fond les perchoirs des poules.

On avançait donc sur ce passage, en ligne de mire la porte crasseuse offrant accès à l’habitation, comme entre une haie d’honneur tendue par les postérieurs barbouillés de ces plaisantes dames et demoiselles. Deux rangées de dalles lisses légèrement incurvées, destinées à recueillir les déjections, délimitaient cette traversée édifiée en pente infime afin de faciliter les écoulements liquides.

Partout ailleurs, des galets corpulents recouvraient le sol, offrant aux vaches un matelas pour le moins spartiate… Seuls les petits avaient droit à une litière, moelleuse seulement à demi, car composée d’une paille brute d’avoine ou de seigle constellée de piquants.

La nourriture de nos bovidés était apportée le matin après la traite et le soir avant, suivant un rituel bien établi : deux plejous par repas pour une paire d’animaux, c'est-à-dire une crèche, le premier composé de foin uniquement, le second fourré au regain et, entre les deux, en guise de trou normand, une bonne rasade d’eau glaciale au bac.

h le plejou ! Une brassée de foin bien sûr, mais agencée avec science, sans l’apport de liens, jonction des plis en dessous, de telle sorte que l’on pouvait transporter ces ballots de la grange à la crèche en passant par l’escalier intérieur dont la trappe avait été libérée dès les premiers jours d’hivernage, sans laisser choir des brins tout du long...

La grange d’hiver présentait des mottes de foin entaillées sur plusieurs niveaux. Les couches du mille-feuille fourrager dévoilaient les caprices météorologiques de l’été révolu, à l’égal des découpes géologiques de croûte terrestre : ici le gris du moisi d’une fournée entrée trop humide, plus bas le rougeoyant d’un foin échauffé de son excès de verdeur, plus haut le vert engageant d’une épaisseur correspondant à un moment de récolte idéale…

Si la grange s’offrait sans protection à tous les froids montagnards, en dessous, à l’étable, régnait une atmosphère rassurante aux effluves emmêlés de foin, de fumier, de consistantes haleines. Qu’il était plaisant d’y faire une halte entre deux sorties au froid vif, pour faire passer l’onglée qui vous cuisait les doigts ! On en profitait, avec le redâble, pour rapatrier quelques bouses charnues vers la rigole, pour éjecter de la peau des bêtes par une pression
d’entre index et pouce des varrons à point, sortes de petits cornichons blêmes vers lesquels se
précipitaient les poules.

En vérité, là, dans la quiétude de notre ménagerie domestique, on se trouvait mieux que les pieds dans les pantoufles à l’abord du fourneau chauffant au nid des femmes. Et quel plaisir c’était que d’observer par l’encadrement du pourtanè le tournoiement des flocons, les bouffées de neige soulevées par la tourmente, les formations accélérées des congères ! On s’immergeait parmi les éléments déchaînés, quasiment, mais sans en subir les morsures. Des autos s’avançaient péniblement sur la route, menacées à chaque tour de roue par
l’engloutissement sous la blancheur suffocante. Elles mettaient leur clignotant, s’engageant vers La Tour. Mon père y allait de son avis incrédule : ils sont pas fadas ceux-là !

Le nettoyage fin de l’étable intervenait deux fois par jour : un curetage avec un gros balai de sorcière constitué de jeunes branches de bouleaux, main droite posée à la commissure du manche, poussée du genou à la rescousse. Par facilité, pour éviter d’avoir à déplacer de-ci de-là des pattes de derrière peu enclines à collaborer, on accomplissait cette tâche quand les vaches se désaltéraient à l’extérieur. Fallait pas trainer !

Ensuite, il suffisait de charger à la pelle le fumier dans un tombereau que l’on déplaçait à la main sur toute la longueur. On attachait au matin le joug à quatre cornes aguerries pour délivrer dans les prés le contenu de la benne coulissante en une ligne de tas fumants. Il convenait également de vider le purin de la fosse enfoncée dehors au pied du mur avant qu’elle ne déborde de trop. Le transport du liquide odorant s’avérait périlleux, même pour un attelage conduit d’une main de velours !

Vous l’avez compris, une part prépondérante de la besogne hivernale se rapportait au tripotage de cette matière que les corps délicats et dédaigneux de la ville nommaient merde de vache. Quant à nous, jamais ô grand jamais, il ne nous serait venu à l’idée que c’était là chose dégoûtante !

Novembre 2025

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