Par Jean Pierre Rozier: Ethnologue de la ruralité

Ces moments de vie ancienne qui reviennent : des paysages, des impressions, des bruits, des odeurs !
Un jeudi matin d’avril, au milieu des années soixante… Sur mon vélo je me promène aux abords du village, je trainaille, je lambine et, subitement, je pique un sprint, pour le simple bonheur de libérer l’énergie folle de mes jarrets de douze ans. Sans en avoir conscience, je sais m’imprégner de tout ce qui se présente à mes yeux, interpréter l’air ambiant, humer le vent qui court.
La circulation motorisée est déjà dense sur la grande route Clermont-Aurillac qui traverse mon village de Méjanesse, et aucun bureaucrate n’a encore envisagé de déviation. Aux bruits des moteurs, on sait les voitures qui arrivent : 203, 403 ou 404 Peugeot, Aronde bâchée et Simca 1000, 2CV, 4CV ou DS Citroën, Dauphine, Renault 8… Les camions ne font pas dans la discrétion, ils signent leur passage de panaches de fumées âcres appelées à réchauffer le siècle à suivre, de tintamarres, pistons et tôles, qui effrayent les poules !
Les bornes blanches trotte-menu de la route scandent les hectomètres tandis que les dos ronds des imposantes bornes Michelin égrainent les kilomètres, Clermont-Ferrand 62, Clermont- Ferrand 61, à l’attention d’une campagne qui, on le sent bien, se trouve happée par la ville.
Des ouvriers des Ponts et Chaussées démontent les pare neige qui ont accompli avec efficience leur mission hivernale. De la grande vague de ressac triturée pendant des mois par des souffles turbulents, il subsiste une bande de froide bouillie blanche. Les rouleaux de souple palissade, accompagnés des pieux, sont rangés en bordure de fossé et patienteront jusqu’en octobre, piégés par une herbe envahissante.
Le Sancy, de pied en cap, conserve son habit de cuisinier qui étincelle sous le soleil. Il fait beau aujourd’hui, mais de quoi demain sera fait, tapis de neige ou foudre subite ? On sait le climat imprévisible, caractériel, de cette intersaison soumise à des atmosphères en conflit, on est trop couvert ou pas assez, pour nos vêtements à enfiler au sortir du lit nos mères ne savent sur quel pied danser. « En avril ne te découvre pas d’un fil », dicton de ceux des villes : s’il ne manque pas de vérité, il a le défaut d’être dépourvu de toute saveur patoisante !
Les lignes brisées des fils électriques relient les maisons du village, de pylône ferreux en applique métallique sur pignon, puis pylône à nouveau... Dans un cercle élargi, les cordées, accompagnées par épisode du réseau téléphonique, tissent leur toile d’araignée de hameau en hameau. Placés en éclaireurs, les isolateurs projettent sous le soleil leurs flashes signalétiques.
Les barbelés des clôtures font piètre figure, tout distendus qu’ils sont par une neige qui les a emprisonnés puis aspirés vers le sol lors de la récente débâcle. Armés d’un volumineux maillet de bois, de piquets fraichement épointés, d’un marteau, les poches de leurs braies emplies de crampillons, les hommes vont s’occuper de redresser cela avant le lâcher les vaches.
Les vaches, parlons-en. Des buées fauves s’échappent des portes d’étables, grands battants enfin repoussés. Proviennent des intérieurs des cliquetis de chaînes tiraillées à hue et à dia, des entrechoquements de cornes contre les montants des crèches ! C’est un monde bovidé encrotté épris de liberté qui piaffe d’impatience sur les galets. Les grandes escapades sur les pacages sont imminentes, une question de jours !
A la grange, ne subsiste en un coin qu’un restant de motte de foin, de quoi fournir tout de même subsistance aux bêtes jusqu’au 10 mai en cas de retour de bâton des frimas. Les hirondelles, pour leur part, sont revenues il y a peu de leur long périple africain et ont retrouvé leur nid collé à un pied droit de charpente.
Dans les prés de fauche à peine verdoyants, des tas de fumier disséminés par les tombereaux d’hiver attendent les dents serrées des fourches. Il faudra se dépêcher avant que l’herbe ne monte, ne pas attendre non plus pour émietter les fragments asséchés laissés par les épandages passés ; pour cela on fera traîner par deux vaches attelées un paquet compact de branches brutes ou bien les cercles ferreux de vieilles roues de chars assemblés en anneaux olympiques… Des frênes têtards, distribués à l’aveuglette, dressent vers les nuages leurs moignons, souvenirs de branches coupées et de feuilles offertes au bétail lors de certains étés arides... Des jonquilles isolées annoncent de chaudes et enveloppantes moquettes de réconfort.
Avril, mois de transition qui sonne le glas des activités relâchées hivernales et annonce les labeurs accaparants de l’été. Déjà, le soir, on a retardé l’heure de la soupe. Bientôt, dès que la terre sera ressuyée, il faudra semer les pommes de terre de plein champ et s’occuper pour de bon des jardins.
Dès le lever du jour, des groupes succincts de bidons en fer, aluminium ou plastique, remplis de lait, ont été placés sur le devant des fermes ou à l’embranchement des chemins, dans l’attente des « ramasseurs ». En notre village et ceux d’alentour, contrairement aux zones d’altitude du Sancy, on ne fabrique pas de Saint-Nectaire à la ferme, on « donne », c’est l’expression, le lait aux laiteries qui s’occupent de le transformer. Et elles sont nombreuses
ces laiteries : en certains hameaux passent autant de camions de collecte qu’il y a d’élevages !
D’un coup de rein expert, les bidons pleins sont jetés sur les plate-forme, et remplacés par des contenants vides ou emplis d’un « mergue », le petit-lait, goulûment apprécié des gorets. Les vaches, pour la plupart, ont vêlé depuis peu, les livraisons, presqu’en arrêt en janvier et février, au point que les ramassages n’intervenaient qu’un jour sur deux, atteindront leur pic en mai, avec l’herbe vive qui se substituera avantageusement au foin sec.
Voilà comment avril m’amène à palabrer sur la production de lait, thème il est vrai au cœur des débats de l’agriculture locale… Depuis 1965, les petites laiteries ont baissé rideau, mangées par des conglomérats agro-alimentaires aux ambitions démesurées, et une surproduction a entrainé l’arrivée des quotas en 1984, au premier jour… d’avril, histoire que je puisse retomber sur mes pattes printanières. Diables de quotas, il faudra qu’un jour j’en nourrisse une chronique : soyez rassuré, on réussira à y glisser humour et poésie !
Avril 2025