Par Jean Pierre Rozier, ethnologue de la ruralité

Ces foins d’avant mécanisation, combien j’en conserve la vision, les arômes, jusqu’aux courbatures dans mon corps ! En ce tout début des années soixante, dans l’attente des tracteurs, puis de l’attirail des pirouettes, andaineuses, botteleuses et enrubaneuses, on accomplissait les fenaisons grâce aux bons soins de nos bras et d’une traction animale venue du fond des âges. Le foin était rentré en vrac. On voyait les masses ventrues de chars bourrés jusqu’à la gueule (chars barreaux à deux roues, ou doubles à quatre), voguer sur les chemins en direction des
granges, tirées avec lenteur par des couples de vaches fatalistes. Les roues cerclées de fer jouaient avec les essieux en des à-coups bruyants, crissaient sur les lits de cailloux sautillants ; les chargements tressautaient à mesure. Des brins s’échappaient, les flots copieux des orages les transporteraient en les alignant en de minuscules vagues sur les portions aplaties ; des touffes se laissaient happer en rebord des parcours par des branches facétieuses échappées des frênes et fayards…
On ne va pas reprendre la litanie convenue, la faux ou la faucheuse à la rosée du matin, les moustiques et les taons martyrisant ces pauvres bêtes sous le carcan du joug, la fourche alerte de l’homme de la maison, les râteaux affairés de l’ensemble des bras familiaux valides ou à peu près, les brassées de fourrage sec ordonnées par plis avec science sur le chargement…
Des photos prises par des estivants de passage, exhumées de cartons à chaussures endormis au fond des armoires, ornent à présent les couvertures de tout un éventail d’ouvrages du terroir !
Les « fenières », elles, n’ont jamais suscité l’émoi de la littérature du genre… Ă ces glorieuses oubliées des mythiques fenaisons, il convient de rendre hommage ! Voilà, la pluie s’annonçait, baisse du baromètre, ciel barbouillé à l’ouest ! Le foin avait séché depuis le matin ou la veille, mais insuffisamment pour être fourré sous la charpente de la grange. Afin d’éviter qu’il ne se mouille, un drôle de gâchis, tout à reprendre quand le soleil
reviendrait, sans compter la perte de valeur nutritive, on le mettait en fenières, tas réguliers posés en enfilades sur l’étendue des prés fauchés de frais.
Au retour du beau temps, on pourrait défaire ces gentilles meules, en étaler le foin sur le sol ressuyé. Vite, il deviendrait al dente, craquant juste ce qu’il faut pour sa mise à l’abri. Pour l’heure, après plusieurs jours harassants, la pluie pouvait venir, on l’espérait d’ailleurs… Les précautions avaient été prises et, l’esprit en paix, on allait pouvoir récupérer son tonus au plan physique, je peux même vous le formuler en haïku : « pluvieux jour de grâce / pour débander notre corps / rincer tout le sel »… Qui plus est, de l’eau, les pacages des bêtes n’en avaient
jamais de trop durant les mois d’été !
L’averse orageuse arrivait, délivrait son arrosage, mais parfois le climat ne se rétablissait pas dans le mouvement envisagé, il se détraquait pour des jours, des semaines, toute éclaircie apporteuse de bouffée de chaleur motivant le réamorçage de foudres célestes.
On finissait par s’inquiéter, le foin dans les fenières avait chauffé sur les débuts, ce qui n’avait rien de dramatique, mais désormais il commençait à être saisi de moisissure. Et puis, toutes ces prairies montées en graines encore sur pied, aplaties par les intempéries, couches mortes effeuillées sur lesquelles perçait une herbe verte régénérée ! Les grands anciens gardent en mémoire des paysages de supposée belle saison, prostrés sous grisaille et hallebardes,
constellés de fenières, mouches de désespérance… Au pèlerinage de Natzy, début août, on n’en était guère qu’à la moitié de la récolte, au mieux on ne finirait qu’en foire de Saint-Louis !
Pluie pour une nuit ou pour quinze jours, mieux valait mettre les atouts de son côté, les ériger de manière à ce qu’elles soient imperméables, ces fenières ! La responsabilité en incombait au père, femme et autres râteaux de la famille s’occupant à tracer des lignes d’andains prêtes pour la fourche et à râteler autour des édifices déjà dressés. Une base de justes proportions, des couches posées bien à plat et de taille se restreignant jusqu’à la coiffe, au total une pyramide de bel équilibre : la pluie pourrait glisser dessus comme sur le chaume des toits. À l’inverse, au diable la fenière trop flasque sur son séant, aspirant l’eau par le bas, la fenière trop haute que le vent fripon ne manquerait pas de décapiter, la fenière formée de fibres entortillées fragilisant son architecture et laissant s’infiltrer l’humidité en ses chairs !
À Méjanesse, il y avait ceux, peu sujets aux tracas inutiles, qui s’en remettaient à l’imprévisible et fatidique roulette des cieux. Cha la Ragade, cha Gaillat, cha Bouyer, on ne feniérait guère. Il ne pleuvrait pas, comme ça on avait économisé son énergie, ou le ciel libérerait ses vannes, eh bien tant pis, le soleil reviendrait bien un jour passer son coup de serviette salvateur !
Nous, les Rozier, sous la stricte férule maternelle, on faisait partie des précautionneux, on recherchait l’assurance tous risques, on ne plaignait pas nos forces, et il fallait que ça se sache ! Un simple doute, un groupe de nuages insipides sur nos têtes, un banc de brume sur Massanges, que sais-je, une hirondelle rasant le tertre, et ma mère y allait de son injonction de brigadier- chef : « le foin de ce matin, il faut le mettre en fenières ! ».
Mon père cherchait à biaiser, à tergiverser, mais sans succès, et il m’expédiait écouter la météo régionale sur notre poste de radio à modulation de fréquence. Le paternel tentait d’interpréter mon compte rendu qui n’avait pas toujours la limpidité de l’eau de roche et dégainait sa dernière cartouche : « finalement, ils annoncent pas du vrai mauvais temps… ».
Et, à tous les coups, il baissait pavillon face à une Madeleine affirmée, un peu tête de mule
pour tout dire…
En sa vieillesse accomplie de Maison de retraite, à l’évocation de ces distantes péripéties pastorales, ma mère, dans un élan d’objectivité aussi inattendu que tardif, m’avait un jour concédé : « des fois, on feniérait, c’était pas bien la peine ! ».
granges, tirées avec lenteur par des couples de vaches fatalistes. Les roues cerclées de fer jouaient avec les essieux en des à-coups bruyants, crissaient sur les lits de cailloux sautillants ; les chargements tressautaient à mesure. Des brins s’échappaient, les flots copieux des orages les transporteraient en les alignant en de minuscules vagues sur les portions aplaties ; des touffes se laissaient happer en rebord des parcours par des branches facétieuses échappées des frênes et fayards…
On ne va pas reprendre la litanie convenue, la faux ou la faucheuse à la rosée du matin, les moustiques et les taons martyrisant ces pauvres bêtes sous le carcan du joug, la fourche alerte de l’homme de la maison, les râteaux affairés de l’ensemble des bras familiaux valides ou à peu près, les brassées de fourrage sec ordonnées par plis avec science sur le chargement…
Des photos prises par des estivants de passage, exhumées de cartons à chaussures endormis au fond des armoires, ornent à présent les couvertures de tout un éventail d’ouvrages du terroir !
Les « fenières », elles, n’ont jamais suscité l’émoi de la littérature du genre… Ă ces glorieuses oubliées des mythiques fenaisons, il convient de rendre hommage ! Voilà, la pluie s’annonçait, baisse du baromètre, ciel barbouillé à l’ouest ! Le foin avait séché depuis le matin ou la veille, mais insuffisamment pour être fourré sous la charpente de la grange. Afin d’éviter qu’il ne se mouille, un drôle de gâchis, tout à reprendre quand le soleil
reviendrait, sans compter la perte de valeur nutritive, on le mettait en fenières, tas réguliers posés en enfilades sur l’étendue des prés fauchés de frais.
Au retour du beau temps, on pourrait défaire ces gentilles meules, en étaler le foin sur le sol ressuyé. Vite, il deviendrait al dente, craquant juste ce qu’il faut pour sa mise à l’abri. Pour l’heure, après plusieurs jours harassants, la pluie pouvait venir, on l’espérait d’ailleurs… Les précautions avaient été prises et, l’esprit en paix, on allait pouvoir récupérer son tonus au plan physique, je peux même vous le formuler en haïku : « pluvieux jour de grâce / pour débander notre corps / rincer tout le sel »… Qui plus est, de l’eau, les pacages des bêtes n’en avaient
jamais de trop durant les mois d’été !
L’averse orageuse arrivait, délivrait son arrosage, mais parfois le climat ne se rétablissait pas dans le mouvement envisagé, il se détraquait pour des jours, des semaines, toute éclaircie apporteuse de bouffée de chaleur motivant le réamorçage de foudres célestes.
On finissait par s’inquiéter, le foin dans les fenières avait chauffé sur les débuts, ce qui n’avait rien de dramatique, mais désormais il commençait à être saisi de moisissure. Et puis, toutes ces prairies montées en graines encore sur pied, aplaties par les intempéries, couches mortes effeuillées sur lesquelles perçait une herbe verte régénérée ! Les grands anciens gardent en mémoire des paysages de supposée belle saison, prostrés sous grisaille et hallebardes,
constellés de fenières, mouches de désespérance… Au pèlerinage de Natzy, début août, on n’en était guère qu’à la moitié de la récolte, au mieux on ne finirait qu’en foire de Saint-Louis !
Pluie pour une nuit ou pour quinze jours, mieux valait mettre les atouts de son côté, les ériger de manière à ce qu’elles soient imperméables, ces fenières ! La responsabilité en incombait au père, femme et autres râteaux de la famille s’occupant à tracer des lignes d’andains prêtes pour la fourche et à râteler autour des édifices déjà dressés. Une base de justes proportions, des couches posées bien à plat et de taille se restreignant jusqu’à la coiffe, au total une pyramide de bel équilibre : la pluie pourrait glisser dessus comme sur le chaume des toits. À l’inverse, au diable la fenière trop flasque sur son séant, aspirant l’eau par le bas, la fenière trop haute que le vent fripon ne manquerait pas de décapiter, la fenière formée de fibres entortillées fragilisant son architecture et laissant s’infiltrer l’humidité en ses chairs !
À Méjanesse, il y avait ceux, peu sujets aux tracas inutiles, qui s’en remettaient à l’imprévisible et fatidique roulette des cieux. Cha la Ragade, cha Gaillat, cha Bouyer, on ne feniérait guère. Il ne pleuvrait pas, comme ça on avait économisé son énergie, ou le ciel libérerait ses vannes, eh bien tant pis, le soleil reviendrait bien un jour passer son coup de serviette salvateur !
Nous, les Rozier, sous la stricte férule maternelle, on faisait partie des précautionneux, on recherchait l’assurance tous risques, on ne plaignait pas nos forces, et il fallait que ça se sache ! Un simple doute, un groupe de nuages insipides sur nos têtes, un banc de brume sur Massanges, que sais-je, une hirondelle rasant le tertre, et ma mère y allait de son injonction de brigadier- chef : « le foin de ce matin, il faut le mettre en fenières ! ».
Mon père cherchait à biaiser, à tergiverser, mais sans succès, et il m’expédiait écouter la météo régionale sur notre poste de radio à modulation de fréquence. Le paternel tentait d’interpréter mon compte rendu qui n’avait pas toujours la limpidité de l’eau de roche et dégainait sa dernière cartouche : « finalement, ils annoncent pas du vrai mauvais temps… ».
Et, à tous les coups, il baissait pavillon face à une Madeleine affirmée, un peu tête de mule
pour tout dire…
En sa vieillesse accomplie de Maison de retraite, à l’évocation de ces distantes péripéties pastorales, ma mère, dans un élan d’objectivité aussi inattendu que tardif, m’avait un jour concédé : « des fois, on feniérait, c’était pas bien la peine ! ».
Juin 2025